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samedi 26 février 2011

Un jeune couple lapidé pour adultère. Kunduz. Aout 2010.


A Kunduz, dans le nord du pays, Sediqa est tombée amoureuse de Qayum, un homme marié. Le village a participé au lynchage.





De notre envoyé spécial en Afghanistan, Gul Rahim Niazman - Paris Match

Sur la tombe de Sediqa, une main charitable a déposé une poignée de grains de blé. Des oiseaux les picoreront, apaisant l'âme de cette toute jeune disparue. Ainsi le veut la coutume, seul réconfort dans cette histoire où l'amour mène à la pire des morts. Tout indique que la victime fut enterrée à la va-vite; des pelletées de terre aride, même pas aplanies. Une sépulture abandonnée puisque la famille de Sediqa est partie s'installer dans la ville de Mazar-e-Sharif. Trop de honte. Non pour la barbarie dont leur fille a été victime mais pour son comportement, de son vivant.


Six mois se sont écoulés depuis la fin tragique de Sediqa, dans la province de Kunduz, dans le nord de l'Afghanistan. Accusés d'adultère, elle et son amant ont été lapidés par les talibans et une foule de villageois survoltés. Elle avait 22 ans, lui 26. Ce genre d'exécution, courante sous la férule des talibans, n'avait pas eu lieu depuis la fin de leur régime, en 2001. Les chaînes afghanes ont récemment diffusé des images insoutenables de cette exécution, qu'un des protagonistes a filmée sur son téléphone portable. La scène se passe en août 2010, dans le cimetière qui jouxte la place du marché du village de Mullah Quli. Tandis qu'un chef religieux taliban condamne à mort les amoureux, des centaines de villageois se rassemblent. Vêtue de la burqa, une silhouette est poussée sans ménagement, puis jetée dans une tombe fraîchement creusée pour elle.

Des hommes se saisissent de pierres aussi grosses que des ballons et la visent aux cris d'«Allah Akbar!». Parmi eux, le propre père et le frère de la condamnée, affirment des témoins. Elle tente de s'extraire du trou mais ses bourreaux la repoussent impitoyablement. Certains ont même le sourire aux lèvres. Quand la lapidation se termine, un faible sanglot s'échappe encore de la suppliciée. Un taliban l'achève d'une décharge d'AK-47. Mais le spectacle continue, puisque c'est maintenant au tour de son amant, Qayum. Vêtu de blanc, mains attachées dans le dos, il jette un regard de défi à l'appareil qui le filme. Juste avant d'avoir les yeux bandés, puis d'être jeté au sol. Le son atroce et mat des projectiles reprend. Jusqu'à ce que le corps, dans la poussière, ne donne plus signe de vie.

LA SUPPLICIÉE SANGLOTE, UN TALIBAN L'ACHÈVE

Dix jours avant ce double meurtre, les amoureux se sont enfuis de ce village. Sediqa ne l'avait jamais quitté, sauf pour quelques visites familiales, à quelques kilomètres de là. En l'absence d'école pour filles, la gamine a juste appris à lire le Coran avec le mollah de la bourgade, et passait l'essentiel de son temps cloîtrée chez elle, tissant des couvertures. «Mais elle était ambitieuse, rêvait d'une vie moderne et rivalisait de coquetterie avec les autres villageoises», dit une de ses amies, Zahra. Au téléphone, bien sûr; une femme afghane ne saurait s'entretenir avec un journaliste en vis-à-vis. Selon elle, Sediqa aimait la musique à la radio, mais n'avait jamais vu la moindre image du monde extérieur. A Mullah Quli, pas de réseau électrique, donc pas de télévision. De la longue chevelure et du regard immense et noir de la jeune fille ne subsiste qu'une photo. Et elle est morte sans visage, emprisonnée dans une burqa.

Qayum, lui, était chauffeur de taxi, et un ami du frère de Sediqa. Un jour, il la conduit chez des proches. Ils échangent leurs numéros de portable, seul luxe de cette contrée reculée; certaines échoppes ont des groupes électrogènes permettant de recharger les batteries. «Dès lors, ils se sont appelés régulièrement, même si Qayum était marié et père d'un petit garçon», raconte Mohammad Khan, un intime du jeune homme. Ces échanges, de quelques semaines, vont faire basculer leur destin. D'autant que, comme Roméo et Juliette, ils s'aiment au-delà de leurs clans respectifs. Elle est turkmène, lui pachtoun. Ils communiquent tant bien que mal en dari, une des langues principales de l'Afghanistan.

«Qayum m'a dit qu'il la prendrait comme deuxième épouse», reprend Mohammad. Mais Sediqa est promise à un autre homme, un boucher qui a près de 30 ans. Et comme il arrive parfois ici, il a déjà eu le droit de consommer le mariage. Tout en pinaillant sur la somme réclamée par le père de la jeune fille, qui veut la marier au plus vite: 450 000 afghanis, soit 7 300 euros, d'après Abdul Karim, un villageois.

Sediqa se retrouve enceinte, non mariée et amoureuse d'un autre. Son seul salut réside dans la fuite. D'autant que Qayum fait un complice idéal: discret, ouvert d'esprit, il caresse le rêve de partir travailler en Arabie saoudite, ses revenus de chauffeur ne lui permettant pas vraiment de gagner sa vie.

Quand le couple prend la poudre d'escampette, le père de la jeune fille rassemble une soixantaine de proches et se précipite chez Qayum, à moins de 1 kilomètre de chez lui. Si des anciens ne s'étaient pas interposés, les hommes auraient sans doute mis la maison à sac. «Et si les deux "évadés" n'avaient pas été ramenés, il y aurait sûrement eu des affrontements tribaux entre Pachtouns et Turkmènes», précise Abdoul Rahman, un membre de la famille de Sediqa.

LES DEUX FAMILLES ONT FUI : TROP DE HONTE

Les talibans, eux, ont décidé de faire régner l'ordre. A leur manière. Voilà des années qu'ils ont la mainmise sur le village de Mullah Quli. Leur gouverneur, Mullah Imamuddin, fait arrêter un frère de Qayum, qui servira d'otage: il sera libéré si les fuyards reviennent. Et d'assurer qu'il ne leur sera fait aucun mal; on se contentera de les marier. Après quelques arrangements financiers tout de même, puisqu'il faut bien dédommager le fiancé officiel. Même le père de Sediqa, qui avait d'abord réclamé la tête de Qayum, accepte l'idée d'un tribunal intertribal. Dans l'entre-temps, les tourtereaux ont atteint la province de Nangarhar, à la frontière du Pakistan, où ils se cachent trois jours. Rassurés par l'éloignement, ils appellent leurs familles, qui les convainquent de rebrousser chemin.

Au retour, un piège les attend. Sept jours durant, Sediqa est enfermée chez un taliban turkmène, et Qayum dans un magasin désaffecté. Tout d'abord, le jeune homme nie avoir couché avec sa complice, puis finit par avouer quand les talibans le menacent de marier Sediqa avec le boucher. «Il m'a appelé de là, en me demandant de lui trouver 300 000 afghanis», raconte son ami Mohammad. A cet instant, Qayum semble donc croire que tout va s'arranger moyennant finance. Sa famille a d'ailleurs hypothéqué une terre dans ce but. Mais tandis qu'un conseil de Pachtouns palabre dans une mosquée avec des talibans, cherchant une issue honorable, une épouvantable rumeur lui parvient: les jeunes gens auraient été lapidés. C'est l'exacte vérité. Car faisant fi de toutes leurs promesses, d'autres islamistes ont parallèlement déclenché la mise à mort. Ils ont exigé que les commerçants ferment boutique, assistent au jugement et à son exécution. Immédiate.

Aujourd'hui, les enseignes sont toujours fermées, faute de clients. De ce village, les forces de la coalition et l'armée afghane ont récemment chassé les rebelles fondamentalistes. La plupart se sont enfuis, certains sont passés à la clandestinité. Mais les habitants craignent que le gouvernement ne parvienne pas à contrôler la région. Ici, on n'aperçoit pas l'ombre d'un soldat afghan, tandis que des talibans patrouillent encore à moto, sans armes, certes, mais aux aguets. Alors, les gens se méfient des espions et, prudents, désignent toujours les insurgés sous le nom de «martyrs». Quelques villageois se risquent au marché, mais seulement pour s'approvisionner en riz et en huile de cuisson. Auparavant, les échoppes diffusaient des chants talibans. Désormais, seul règne le silence. Et le grésillement d'un air qu'un gosse écoute sur son portable.

Des protagonistes du drame qui s'est joué dans le cimetière du village, il ne reste pas grand-monde. Comme la famille de Sediqa, celle de Qayum a plié bagage. Partie à l'est pour ne plus avoir à supporter la vision du site où le jeune homme fut martyrisé. Personne n'a été jugé pour la lapidation du couple. A la faveur de ce renversement des forces en place, la police vient de lancer une enquête. Mais la plupart des bourreaux ont disparu dans la nature. L'un d'eux, Mullah Zahir, un commandant taliban, a perdu la vie lors d'une opération menée par les Américains dans la zone de Sharwann.

Seul Abdul Hafiz, l'ex-fiancé de Sediqa, s'en sort sans dommage apparent. Aujourd'hui, il a même convié une centaine de villageois chez lui, en présence de sa famille et de ses amis. Tous s'installent au sol devant d'énormes plats de riz et de viande. Pas de musique cependant, ce qui montre bien la crainte d'un retour des talibans. Qu'importe... Le boucher célèbre ses fiançailles avec une autre jeune fille. Son père brandit un paquet de billets, enveloppés dans un linge blanc, et les offre au père de la fiancée. C'est juste une avance. Quand le couple convolera, il faudra payer 500 000 afghanis, soit un petit peu plus que la somme exigée par le père de Sediqa. Cette fois, la famille d'Abdul a accepté. Comme si c'était la seule leçon qu'elle avait retenue de toute l'histoire...

Traduction et adaptation Karen Isère

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